Chargées de projets durables dans la culture : portraits croisés

S’il est de bon ton aujourd’hui de rappeler qu’il ne peut y avoir d’exception culturelle en matière de transition écologique et plus largement de développement durable, les postes spécifiquement dédiés à ces sujets sont encore timides au sein des institutions culturelles belges. Nous avons donc poussé la porte de deux d’entre elles pour mieux comprendre ces fonctions essentielles au chantier qu’est la transition durable du secteur culturel.

Après avoir mené plusieurs projets à l’Opéra de Paris, travaillé un temps dans le milieu de la tech et auprès des institutions européennes (notamment sur l’initiative du Nouveau Bauhaus européen¹), Emmanuelle Lejeune a posé ses valises au Théâtre de Liège en septembre 2022. “Cette offre d’emploi au Théâtre de Liège me permettait de combiner tous ces différents centres d’intérêts car en tant que chargée de projets en durabilité je peux travailler sur des questions qui me paraissent essentielles aujourd’hui, le tout dans l’environnement du théâtre qui me plaît tout particulièrement. En plus, j’ai la chance de gérer aussi un projet européen (STAGES²), ce qui me permet de garder un pied dans cette porte-là.

Sophie Cornet travaille en tant qu’éco-conseillère à la Monnaie depuis 2011. Après des années passées dans la communication web de grandes entreprises, elle souhaite changer de voie et suit une formation à l’Institut Eco-Conseil de Namur. A l’époque elle réalise, dans le cadre de son stage, une étude sur les marges de progression écologique des films et ensuite un guide de conseils pratiques pour le secteur du grand écran. “C’est à partir de là que j’ai été engagée à la Monnaie car l’éco-conseiller en place s’en allait. Il faut savoir que le poste à la Monnaie existe depuis 2002. La Monnaie est donc assez pionnière en la matière. Il avait été créé suite à une étude mais aussi pour gérer le label “Entreprise Ecodynamique³” obtenu par l’opéra cette même année. Je suis arrivée comme indépendante à la Monnaie et j’ai continué en parallèle à prodiguer des conseils au secteur du cinéma jusqu’en octobre 2022 où je suis passé à temps plein ici.

ZOOM SUR LA MONNAIE : un rôle organique devenu stratégique
Créé en 2002 à la Monnaie, le poste d’éco-conseiller dans une institution culturelle est loin d’être courant. Comme l’explique Sophie Cornet, à son arrivée, la démarche est plutôt organique sans véritable stratégie globale en matière de durabilité. Si des éco-teams au sein des départements voient le jour avec une volonté de changer certaines choses à la manière de pèlerins créant de nouvelles voies, sans cadre et direction précis, les initiatives s’essoufflent. Différents moments charnières vont avoir un impact significatif sur le développement de ce poste jusqu’à son influence à tous les niveaux de l’opéra et des ateliers. En 2015 les bâtiments font l’objet d’importantes rénovations et se pose alors la question de performance énergétique en amont. S’en suit le besoin de se défaire d’une centaine de containers de décors stockés au port d’Anvers et la volonté de revaloriser ceux-ci. De là, naît une vraie réflexion autour de l’éco-conception, renforcée par l’arrivée d’une nouvelle direction en 2018. Enfin, l’année 2020 est marquée par la réalisation du bilan carbone de l’opéra (suivi d’un autre, plus complet, en 2023), ce qui a véritablement permis d’objectiver les impacts, de donner une structure et de pouvoir présenter les chiffres à l’ensemble des équipes. La question qui se pose désormais est de savoir comment aller plus loin.

Projet durable et gestion du changement, une frontière floue

Plus d’une heure de train sépare les deux institutions culturelles, Emmanuelle Lejeune et Sophie Cornet sont pourtant sur la même longueur d’onde quand il s’agit d’insister sur l’importance de bien communiquer avec les équipes et de prendre un rôle qui est presque celui de gestionnaire du changement. Le métier de chargé.e de projets durables se cogne aussi parfois à une double réalité que sont la pléthore de chantiers à mener et leur mise en place qui peut s’avérer lente dans les faits.

Mon métier aujourd’hui c’est avant tout d’infiltrer des brèches” précise Sophie Cornet. Faire émerger une réflexion, créer un projet ou susciter une controverse c’est ce qui motive la chargée de projets durables de la Monnaie : “Le but c’est qu’il y ait quelque chose qui se passe, de pouvoir le travailler et d’aller jusqu’au bout des choses pour créer une transformation. J’avais identifié cet aspect du travail assez rapidement et en être consciente cela facilite aussi la démarche et ça permet aussi d’anticiper certains freins ou frustrations qui peuvent émerger, notamment de par la taille d’une organisation comme la Monnaie et de son besoin de transformation. Si on a déjà pu structurer des objectifs autour de notre démarche de développement durable, un des défis est de pouvoir créer de la cohésion autour des projets, de la compréhension commune et des langages communs.”

Une des raisons pour lesquelles j’avais postulé au Théâtre de Liège c’est la transversalité dans l’approche : je travaille avec toutes les directions, sur tous les sujets, et j’ai une vision d’ensemble de nos activités. Je suis en capacité de prendre du recul sur nos pratiques et je peux proposer des changements structurels. C’est vraiment l’aspect excitant de ce métier.” explique Emmanuelle Lejeune. “La contrepartie est que chaque fois que je propose quelque chose, je vais inviter quelqu’un à changer sa manière de procéder, de travailler et cela va prendre du temps et ralentir la machine. Et il y a tellement de sujets à suivre en même temps qu’il faudrait presque un temps plein pour chacun d’entre eux. Donc j’ai parfois cette frustration d’avoir le sentiment de manquer de temps alors qu’il m’en faudrait justement davantage pour implémenter les différents projets.”

Il est évident que la facilité de transformation est aussi liée aux personnalités qui composent les équipes” poursuit Sophie Cornet. “Ce qui joue très fort dans l’énergie positive des gens c’est l’intelligence collective. Dès qu’on crée des groupes de travail transversaux, avec des gens de différents départements pour travailler ensemble sur des sujets de durabilité, je sens qu’il y a une énergie qui se met en place. Je ne crois pas qu’il y ait de mauvaises volontés dans l’organisation mais parfois des personnes qui se sentent assez seules avec ces responsabilités là et le fait de travailler ensemble et de se sentir soutenu cela donne beaucoup plus de sens au travail de chacun et chacune.

Un rôle nécessaire au sein des institutions culturelles

Si le rôle de chargée de projets durables est essentiel pour Sophie Cornet dans une institution comme la Monnaie c’est aussi, et justement, parce que “la culture a un véritable rôle à jouer. Elle permet d’apporter une dimension plus sensible à cette démarche globale (NDLR : démarche de transition) même si elle n’en a pas encore totalement pris la mesure. Il y a encore tellement de choses qu’on doit faire.”

Nathalie Borlée, directrice technique et coordinatrice des ateliers du Théâtre de Liège, insiste sur l’importance de s’engager aujourd’hui avec des actions concrètes en matière de durabilité et d’y dédier un poste spécifique au sein de son institution : “sinon ça devient du greenwashing, on a besoin d’avoir quelqu’un comme Emmanuelle pour avancer sur les dimensions théoriques, le contenu, les relations etc. pour qu’on puisse mettre cela en place de manière concrète avec les équipes techniques au sein du théâtre. S’il n’y a pas quelqu’un qui prend ce rôle en interne, le reste du personnel est bloqué dans ses attributions et donc même si on a la ‘greenteam’ qui peut y travailler, il faut qu’Emmanuelle relance et assure le suivi sinon on ne pourrait pas avancer sur des sujets aussi importants

Emmanuelle Lejeune estime aussi qu’il est intéressant d’avoir une personne qui puisse prendre ce recul, ce temps nécessaire pour voir comment les choses fonctionnent au sein de la structure mais aussi ailleurs, dans d’autres institutions et ainsi pouvoir prioriser et mieux détailler les actions à mener. “Même s’il faut préciser que je ne passe pas 100% de mon temps sur ces questions-là car j’ai d’autres projets que je mène de A à Z, mais c’est clair que chez nous ce rôle à déjà le mérite d’exister et d’être officialisé” rappelle la chargée en projets durables.

Un métier idéalement voué à disparaître

Je dis cela depuis des années mais l’objectif est, qu’à terme, mon job disparaisse. Mais comme ce sont des démarches itératives et d’amélioration continue, il est encore nécessaire aujourd’hui. J’essaie d’apporter des outils et des solutions qui n’existent pas encore.” explique Sophie Cornet. “En effet, je partage tout à fait l’avis de Sophie à ce sujet” poursuit Emmanuelle Lejeune, “Idéalement nos rôles feront partie intégrante de chaque corps de métier et de l’adn même de nos institutions.” Si l’on peut donc étrangement souhaiter à Sophie Cornet et Emmanuelle Lejeune de se tourner vers d’autres carrières, le chemin est encore long et le chantier encore à ses balbutiements.

Actions concrètes et actualités

La Monnaie :

Les objectifs environnementaux et de réduction carbone de la Monnaie visent à contribuer aux objectifs définis par l’Union européenne d’ici 2030 :
 
Intégrer la durabilité dans les productions d’opéra
1. Référence au « Theatre Green Book » pour atteindre le niveau intermédiaire du guide d’ici 2030 (niveau basique d’ici 2025).
2. D’ici 2025, développement d’initiatives pour accroître de 15 % la mobilité douce du public.
Intégrer la durabilité dans les activités générales
1. Inclusion de critères de durabilité dans tous les marchés publics.
2. Définition d’une politique de déplacements durables.
3. Définition d’un plan de sobriété numérique.
4. Intégration de normes de prévention des déchets et d’efficacité énergétique dans les opérations en lien avec les bâtiments et les activités logistiques.
5. Formation de tous les collaborateurs et collaboratrices aux questions liées au changement climatique.

Le Théâtre de Liège :

Le Théâtre de Liège a développé tout un plan d’action pour sa GreenTeam pour les saisons 2022/2023/2024 en plus du travail déjà mené en matière d’éco-conception, de circularité des matériaux et son implication en tant que projet pilote STAGES : 
Mobilité : écriture d’une charte de mobilité écoresponsable, lancement d’un parking vélos pour les spectatrices et spectateurs, partenariats avec la SNCB et le TEC pour favoriser le recours aux transports en commun ; 
Numérique : sensibilisation au numérique responsable, contrôle des volumes de données stockées ; 
Ecoconception : circularité et réduction des déchets : création d’un cahier des charges d’écoconception ; constitution d’une matériauthèque ; réalisation d’un inventaire des accessoires ; réemploi des matériaux de décors, réemploi des tissus et costumes, location de costumes ; formation au tri sélectif etc.
Achats durables : priorisation aux fournisseurs locaux et aux produits écologiques, interdiction de certains matériaux, investissement dans du matériel durable à meilleur rendement.
Energie : installation de panneaux solaires, passage de l’halogène au LED
– Réalisation d’un bilan carbone des activités et bâtiments

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¹https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouveau_Bauhaus_europ%C3%A9en
²Projet qui fut d’ailleurs présenté lors du Forum de la Culture Durable 2022 : https://eventchange.be/2023/02/01/video-laboratoire-dexperimentation-pour-un-theatre-durable-avec-le-projet-stages-par-emmanuelle-lejeune/
³https://www.ecodyn.brussels/