Stephen Vincke- La Fabrique

“Il faut pouvoir trouver une cohérence entre ce qu’on amène comme type d’art et la façon dont on le fait” – Entretien avec Léa Tarral

Le collectif 3ème Vague, basé à Bruxelles et actif depuis 2019, réunit les artistes Léa Tarral, Aurélien Leforestier et Maxime Arnould. Il questionne les pratiques de l’écologie politique dans le secteur des arts vivants. C’est-à-dire “l’étude d’un milieu donné, de ses modes de production et la façon dont la fiction capitaliste pèse sur le champ de l’art.” Entretien avec Léa Tarral pour en apprendre plus sur son fonctionnement et ses projets.

Stephen Vincke- La Fabrique
Performance La Fabrique – 3ème VagueCrédit : Stephen Vincke

De la sortie des études à la création de 3ème vague

Léa Tarral est dramaturge, elle accompagne les artistes dans leurs créations. Formée à l’Université Catholique de Louvain, elle a suivi un Master en dramaturgie avant de travailler au sein de différentes institutions, de théâtres, de faire de la production et de la diffusion : “J’ai fait un peu un tour du milieu du théâtre, des différents postes qui m’intéressaient afin de voir et comprendre les réalités diverses au sein des compagnies et des institutions ainsi que celles des artistes.

Léa expérimente d’abord des formats plus classiques du théâtre en salle : “On commence à travailler sur un projet, on cherche des subsides, il y a un calendrier à respecter sur une période allant de un an et demi à éventuellement trois ans. On fait des répétitions et on arrive à la première et ensuite on essaie de diffuser le projet via des dates et de les vendre. Il faut se rendre compte que c’est un secteur très difficile et concurrentiel, il y a beaucoup de sortant·e·s des écoles d’art et pour chaque saison – dans une certaine idée du théâtre en salle -, il y a peu de places. Il y a beaucoup de difficultés à monter des projets et à les rémunérer.

Cette dynamique et aussi le fait qu’elle a occupé tous ces postes de production, de diffusion, d’accompagnement, d’observation et pas uniquement de porteuse de projet, l’amènent à questionner les modèles de production et de diffusion du secteur : “J’ai perçu un épuisement généralisé et je l’étais moi-même aussi. C’est à ce moment-là que s’opère le lien avec 3ème vague, c’est mon déplacement sensible, politique et avec l’expérience acquise aussi, concernant la façon dont j’ai envie de m’inscrire dans le secteur. J’accompagne aussi un mouvement porté par certaines personnes – notamment à la sortie de la pandémie – de l’idée de ralentissement qui est croisé avec les questions écologiques, celles liées au temps, à celui qu’on accorde à certaines activités. Ainsi se placer dans le sillage de la pensée qui souhaite décentrer la notion de travail au profit d’autres temps et vies. J’ai beaucoup déplacé et questionné ma pratique en tant que dramaturge, ma façon d’accompagner les artistes. Au fur et à mesure, j’ai aussi voulu ne pas seulement accompagner les projets sur certaines thématiques mais penser l’ensemble du cadre de production du projet de manière cohérente et donc de m’assurer de dialoguer avec les artistes des questions de bien-être au travail par exemple, des relations. J’ai essayé de collaborer avec des personnes qui, sur le plan éthique, me paraissent cohérentes. Et aussi par rapport aux sujets, parfois politiques, qui sont abordés au sein des projets que j’encadrais.” 

C’est notamment de ces réflexions que naît le Collectif 3ème vague : “c’est un groupe de travail où nous sommes trois. Ce n’est pas un spectacle ou un projet de spectacle, c’est un groupe de réflexion en parallèle de nos projets personnels. C’est un temps qui est en partie bénévole et qui s’inscrit dans une réflexion au long cours vu que cela dure depuis 2019 et j’espère que ça va pouvoir durer encore longtemps. On y articule la question de l’écologie dans le secteur théâtral car c’est un secteur que l’on connaît bien et dont on maîtrise les codes grâce à nos pratiques et nos expériences.”

Pourquoi le nom 3ème Vague : déjà car iels sont trois, cela fait aussi référence aux mouvements de luttes et souligne l’idée d’une pensée en mouvement. C’est aussi un titre ironique car si on parle de deuxième vague sur certaines idées, la troisième serait celle qui arrive trop tard et c’est là une manière pour le collectif de se bousculer. Enfin, cela vient aussi du vocabulaire maritime et des vagues scélérates : quand un bateau prend une première grosse vague de plein fouet, il peut se repositionner et affronter une deuxième vague mais la troisième est celle qui le fera chavirer. 
Dans le même bain – 3ème Vague

Réflexions, ateliers et recherches expérimentales au cœur du collectif

Outre la dimension réflexive menée par Léa, Aurélien et Maxime et leurs interventions auprès des institutions, par exemple au travers de conférences, le Collectif développe aussi une dimension artistique en travaillant avec d’autres artistes via des ateliers mais aussi en menant des recherches expérimentales, sous des formes radicales afin de voir jusqu’où on peut pousser les questions écologiques. 

C’est dans cette optique de recherche expérimentale que se concrétise “Les scélérates” : “Ce projet avait pour point de départ la question “et si on imaginait un spectacle poussé le plus loin possible en matière de questions écologiques ?” On a ainsi décidé qu’on ne tournerait pas et concrètement cela impose une forme spécifique. Pour ce faire, on a créé une partition textuelle et gestuelle enregistrée par nos soins en audio, donnée avec des règles précises à d’autres artistes et dans d’autres localités. Ces artistes ont un temps défini pour entrer en lien avec nous et organiser cette matière avec des endroits imposés et des endroits libres. Cette forme était assez expérimentale et envoyée sous forme de kit par la poste – une des règles était que le kit puisse entrer dans une boîte aux lettres-. L’enveloppe était composée de clefs usb, un fascicule explicatif partageant aussi le volet sensible de l’œuvre et des informations pour nous contacter. Ce premier projet de par son aspect très expérimental et très radical a très peu joué. Nous l’avons joué dans une localité très réduite, en l’occurrence en Belgique dans des lieux très diversifiés. La plupart des lieux à l’étranger étaient très intéressés par les questions de recherche formelle mais voulaient absolument que ce soient nous qui le jouions. Face à cela s’est posée la question de modifier notre protocole de départ (celui de ne pas tourner) ou à l’inverse de conserver le projet tel qu’il avait été imaginé. Finalement, on a décidé de maintenir les exigences très hautes qui entouraient le projet et de considérer celui-ci comme un potentiel échec, mais le cas échéant de savoir ce que cet échec raconte : des difficultés du secteur à articuler différemment les choses, un manque de notoriété pour pouvoir proposer un tel projet, un manque d’intérêt pour le projet, etc. Toutes ces questions sont valables et ce projet a bien marqué le début du Collectif et qui permet d’expérimenter à partir de cela.

“Les scélérates” se rapproche ainsi du projet mené par Katie Mitchell “A play for the living in a time of extinction” : “On préparait déjà le projet quand on a vu le sien, et on était content·e·s de voir qu’avec les ressources logistiques et économiques suffisantes, c’est réalisable. De plus, un des objectifs de 3ème Vague est aussi de venir contrarier le rapport entre artistes et l’aspect concurrentiel du secteur, mais aussi l’idée d’originalité puisque on a renoncé à nos droits d’auteurs et notre texte est accessible en open source. Le fait de mettre le texte en accès libre s’inscrit dans une idée politique du partage de connaissances, des savoirs et des sensibilités qui va à l’encontre du courant qui prédomine la culture théâtrale en Europe aujourd’hui. 

Changer les modèles culturels via le rôle social du théâtre

Lors du Forum de la Culture Durable 2023, Léa intervenait sur la question de la liberté artistique face au besoin de sobriété écologique. Le sujet des récits véhiculés par les œuvres et performances a fait surface ainsi que l’importance de pouvoir les transformer :  “L’art véhicule des récits s’inscrivant dans un récit global qui est celui du système économique dans lequel on vit, en l’occurrence le capitalisme. L’art, comme les autres secteurs, a englouti ces récits et se fait le miroir des valeurs capitalistes (extractivisme, rareté, quantité,…). Je pense personnellement qu’on pourrait souhaiter autre chose. Mon propos est anthropocentré et défini culturellement par une personne blanche vivant en Europe de l’ouest. Il doit y avoir d’autres récits possibles, énormément de cultures vivent l’art via d’autres récits. Si on prend par exemple l’art en salle qui est une invention bourgeoise au sens sociologique du terme et qui est très jeune, au même titre que d’autres cadres sociaux (mariage, famille) très occidentaux, a déplacé les fonctions nourricières des récits communs et qui ont été brigués par les classes dominantes. Je pense que le théâtre de rue apporte beaucoup plus de choses à la réflexion, c’est un secteur que je connais peu personnellement mais j’aimerais l’explorer davantage. J’ai toujours senti une condescendance du théâtre en salle vis-à-vis des autres formes de théâtre. Avec la pandémie il était de bon ton, tout d’un coup de sortir des théâtres et d’aller à la rencontre des publics comme si c’était quelque chose de complètement neuf alors que des gens font cela depuis toujours. Je pense que des gens pratiquent de manière très concrète une écologie du secteur depuis très longtemps, de manière locale et moins visible. Les idées partagées par 3ème Vague existent en partie depuis les années 70 par exemple et il serait illusoire de penser que tout ce qu’on prône est neuf.” Léa poursuit en évoquant le fait que de nombreuses structures avancent de manière poussée sur ces questions. C’est notamment le cas de State of The Art du côté néerlandophone qui s’interroge de manière très pertinente sur la place de l’art dans la société et qui fait émerger des propositions concrètes sur la manière de changer les modèles culturels. 

Face à cette question qui est celle de changer les modèles culturels, on peut questionner le rôle social du théâtre : “On évoque énormément la médiation culturelle et il faut dire que certaines structures font des choses très bien. Mais est-ce que dans un système aussi pyramidal que celui des grosses maisons ça intègre vraiment l’ensemble du maillage social allant des jeunes précarisés en passant par les prisons ? On entend toujours qu’il faut ramener des gens dans les théâtres, c’est l’expression qui ressort systématiquement, mais ne faudrait-il pas commencer par les y amener, la plupart n’y ayant jamais été. On constate ainsi une rupture entre les institutions et les publics. Fondamentalement c’est comme la notion d’artiste “professionnel”, cette façon de segmenter les gens. Je n’y souscris pas spécialement, c’est presque comique pour moi. Même si ça soulève des questions légitimes en matière de rémunération. Je pense que la question de l’art et de ce qui est artistique doit être articulée autrement . Il y a plein de choses qu’on considère très artistiques et d’autres moins, cela mérite de se demander pourquoi. Ça rejoint la question écologique des temps longs : les ateliers, les workshops par exemple dans lesquels certain·e·s artistes viennent passer cinq jours sur un territoire. Que peut-on vraiment articuler ensemble si on ne connaît pas le territoire en question et sa culture ? Il y a beaucoup de lieux, notamment en France et en Italie, qui essaient d’intégrer cette dimension dans leur démarche mais c’est local et il y a très peu de diffusion et donc on en entend forcément beaucoup moins parler. Ces choix imposent une forme de sobriété et je comprends tout à fait que cela ne fasse pas rêver tout le monde.”

Si les questions abordées par le Collectif 3ème Vague se veulent ouvertes et en constante évolution, il y a des aspects sur lesquels il se veut ferme. Le Collectif trouve ainsi totalement contre-productive et moralisatrice l’idée qu’on pourrait atteindre une éthique irréprochable : “On voit aujourd’hui des artistes qui sont presque dans la punition en refusant dorénavant de collaborer avec des compagnies qui prendraient l’avion par exemple. Je trouve ça contre-productif et complètement con. Ce sont des idées de personnes extrêmement privilégiées qui ont souvent eu l’occasion de tourner mondialement en étant diffusées depuis des pays européens qui le permettaient et qui les finançaient. C’est une manière particulière d’articuler la chose surtout face à des compagnies qui viennent d’autres parties du monde et qui commencent seulement à pouvoir potentiellement tourner elles aussi. Après, tout est une question d’échelle et de projet artistique, si on prend 3ème Vague et Les scélérates par exemple, c’est une idée qui fonctionne pour nous à un moment précis dans une forme expérimentale que je trouve cohérente. De plus, le fait qu’on soit politiquement engagé ne nous empêche pas de considérer notre pratique comme artistique. La réponse doit toujours être l’art dans le sens où elle doit créer une forme de sensibilité. Je ne suis pas là pour trancher entre ce qui est bien ou pas. Il faut pouvoir trouver une cohérence entre ce qu’on amène comme type d’art et la façon dont on le fait.”

Pour poursuivre cet entretien et l’ensemble des questions qu’il soulève, nous avons demandé à Léa de nous partager quelques recommandations : 

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¹ Sur la question des droits d’auteurs, Léa Tarral nous invite à regarder la conférence-spectacle d’Antoine Defoort “Un Faible Degré d’Originalité” : http://www.amicaledeproduction.com/projets/fdo.php 
² À l’instar du mouvement open-source en informatique.