
Vision de la durabilité au-delà de la frontière linguistique (FARO MAGAZINE)
Ce qui suit est une traduction d’un article paru dans le Magazine FARO dont le dernier numéro (décembre 2024) fait un focus sur le patrimoine wallon : “Dossier Wallonie : comment cela se passe-t-il chez nos voisins ?”. EventChange (Lili Brodbeck et Vanessa Brebonne) a été interviewé par Monique Verelst, chargée des musées et de la muséographie chez Faro. Consultez l’article original en néerlandais ici.
Vision de la durabilité au-delà de la frontière linguistique
EventChange, le projet qui accompagne la transition du secteur culturel et événementiel vers une société plus durable, est devenu presque incontournable dans la partie francophone de notre pays. Il a été fondé en plein confinement, à une époque où le secteur culturel était qualifié de « non essentiel ». Quatre ans plus tard, nous discutons des progrès de la transition, des opportunités et des défis sur le terrain.
TENDANCES DANS LE SECTEUR
FARO : Quelles sont, selon vous, les principales tendances en matière de durabilité en Wallonie ? Et plus particulièrement pour le secteur du patrimoine ou des musées ?
Lili Brodbeck : Dans le secteur culturel francophone, on constate une augmentation des calculs d’empreinte CO2. De plus en plus de services publics encouragent la récolte des données (comme le gouvernement wallon, la ville de Bruxelles et son plan climat ou l’incitation de la Loterie Nationale via l’éco-coaching). C’est un développement positif car il indique une prise de conscience croissante et un désir d’avoir des données quantifiées.
Vanessa Brebonne : En tant que chargée de projet pour les musées, je constate que la politique des déchets et l’éco-conception sont des sujets sur lesquels les musées wallons et bruxellois se concentrent de plus en plus. Avec EventChange, nous voulons aller plus loin que la simple « mesure », nous insistons sur la nécessité de plans d’action et de leur mise en œuvre, qui doivent être suivis et mieux soutenus.
La seule prise en compte du CO2 ne suffit pas, elle ne dit rien de la biodiversité, de la circularité des matériaux et encore moins de l’aspect social de la culture, qui fait partie intégrante de la transition durable du secteur. Nous préconisons donc une approche holistique de la durabilité.
FARO : Quels sont les points de travail et les opportunités de croissance en matière de durabilité pour le secteur (du patrimoine) ?
Lili Brodbeck : Au niveau intersectoriel, les déchets et l’alimentation sont les sujets qui fonctionnent le mieux, parce qu’il est possible de s’approprier ces sujets et que des actions concrètes sont possibles et produisent des résultats tangibles. L’énergie et la mobilité sont des projets à long terme et difficiles à intégrer car ils sont enracinés dans des questions plus larges telles que la propriété, l’infrastructure et la dépendance par territoire.
Vanessa Brebonne : Un système d’évaluation qui se concentre principalement sur le nombre de visiteurs et qui n’inclut pas la qualité et la durabilité dans son champ d’application est une occasion manquée. En ce qui concerne les musées en particulier, les défis sont nombreux. Rien qu’en termes d’expositions et de capacité de production, ils devraient revoir leurs modalités. Organiser moins d’expositions mais vérifier la pertinence du travail effectué et être plus créatif dans l’orientation du contenu vers des groupes cibles spécifiques. Le regroupement des forces et des matériaux pouvant être partagés avec d’autres organisations et secteurs fait l’objet d’un examen plus approfondi (comme dans la ville, au sein du groupe des musées de Bruxelles et du Théâtre national Wallonie-Bruxelles).
FARO : Quelles sont vos préoccupations, à quoi vous heurtez-vous et quels sont les enseignements tirés ?
Lili Brodbeck : Le secteur culturel a un potentiel énorme mais souffre de fatigue et de précarité. Les obstacles auxquels nous sommes constamment confrontés sont le manque de temps, l’épuisement et la fatigue d’un travail toujours plus exigeant, des métiers dans les petites structures qui sont multifonctions et ne parviennent plus à tout mener de front, etc. Le management joue un rôle essentiel à cet égard, mais surtout aux niveaux supérieurs, il s’agit d’une volonté politique de faire de la place au temps et au changement et de mettre en avant les initiatives et les développements positifs. Après tout, le changement exige du temps et non seulement des actions à court terme, mais aussi une vision à long terme. Le changement ne peut se produire que lorsque le temps est donné et qu’il est basé sur des valeurs qualitatives, et pas seulement quantitatives. Certains commencent à s’emparer de ces questions, comme le Plan Communal de Politique Culturelle francophone de Saint-Gilles (2024-2029) qui dédie son 2e axe à « Durabilité, care et transition écologique de la culture » avec une préconisation de donner du temps et de l’espace à ces enjeux clés.
Vanessa Brebonne : Travailler pour une organisation plus durable est encore souvent perçu comme une transition difficile, coûteuse et chronophage. Elle est trop souvent perçue comme une contrainte plutôt que comme une opportunité de développer la créativité.
Les leçons tirées sont diverses :
– Il est nécessaire de repenser les professions dès la formation (en gardant à l’esprit la durabilité).
– Pour trouver un soutien dans la transition, il faut sensibiliser à tous les niveaux et dans les différentes fonctions de l’organisation
– On a de plus en plus besoin de conseils pratiques et de mise en œuvre sur le terrain.
– Évaluer plus régulièrement : cela fonctionne-t-il ? Cela ne fonctionne-t-il pas ?
– Il est nécessaire de partager les solutions, et surtout de les communiquer largement.
– Les organisations doivent avancer pas à pas. L’objectif doit être ambitieux, mais l’approche doit être pratique et respecter la faisabilité du processus.
FARO : Voyez-vous des différences d’approche entre la Flandre et la Wallonie ? En Flandre, nous avons le réseau de transition Pulse, comment travaillez-vous avec lui ?
Lili Brodbeck : La différence réside déjà dans le fait que Pulse a tendance à se tourner vers les Pays-Bas pour trouver des initiatives inspirantes, tandis qu’EventChange se tourne vers la France. C’est particulièrement intéressant car cela élargit le spectre de ce qui est possible. La collaboration avec Pulse Transitienetwerk est très riche et complémentaire. Bien que les problèmes auxquels nous sommes confrontés en Flandre et en Wallonie semblent globalement identiques, la manière dont nos deux organisations les abordent est très différente. Pulse a une vision plus systémique, qui englobe la culture, la jeunesse et les médias. Son rôle de mise en réseau, de réflexion et de positionnement est essentiel, et la réflexion avancée sur la transition par la culture est centrale. EventChange se base sur des observations de terrain, avec pour objectif principal d’accompagner le secteur de manière très pratique et pragmatique. Mais un pilotage politique est également nécessaire, tant au niveau régional qu’au niveau (inter)national. EventChange veut situer les actions durables de la culture dans le cadre des ODD afin de créer un langage commun qui, bien que limité (et nous sommes critiques à l’égard des ODD et de leurs limites), est essentiel pour que la culture ne reste pas un secteur à part, une niche, mise à l’écart.
LA POLITIQUE DE DURABILITÉ DANS LE FUTUR
FARO : Dans le rapport « Culture et durabilité : Les enjeux des éco-conditions sur le territoire européen » qui a été rédigé à la suite de la conférence organisée pendant la présidence de l’UE en 2024, Pulse et vous-même indiquez que les éco-conditions dans les politiques culturelles belges en sont à leurs balbutiements. Que peut-on faire pour y remédier ?
Lili Brodbeck : Il faut encore répondre à toute une série de questions pour que la politique culturelle belge puisse inclure les conditions environnementales de la manière la plus appropriée. Dans le rapport, nous proposons de travailler sur trois axes.
1. Cadre : Que voulons-nous mesurer ? Existe-t-il un seuil à partir duquel le financement public exige des critères plus durables qui peuvent être mesurés, quantifiés et sanctionnés ? Faut-il alors prévoir davantage d’incitations ou de sanctions ? Et comment soutenir l’organisation dans cette démarche ?
2. Les indicateurs : La dimension sociale ne figure pas dans les conditions environnementales ou écologiques. Devons-nous considérer uniquement les indicateurs quantitatifs (empreinte) ? Qu’en est-il de l’impact sur la biodiversité, l’eau et le sol ? L’impact social positif de la culture, qui ne peut être mesuré uniquement par des chiffres, mais par la qualité des valeurs, la cohésion, le bien-être et la résilience.
3. Les conditions-cadres : Le secteur culturel belge recouvre des réalités et des statuts très différents. À la fois commercial et non commercial, subventionné et privé, et parfois quelque part entre les deux, il n’est pas facile d’obtenir une image claire. Les gouvernements ne peuvent pas exiger des efforts comparables de la part de grandes institutions disposant de moyens très importants et de petites structures qui n’ont pas les mêmes capacités. Ainsi, pour être efficaces, les conditions-cadres doivent être différenciées.
Les discussions se poursuivent, bien sûr, et EventChange a proposé une série d’actions : comme une visite de terrain du département Culture de la FWB dans des régions françaises intéressantes qui utilisent des éco-conditions dans leurs politiques. Consulter le secteur autour de différents thèmes. Proposer une révision des critères d’évaluation et des outils de calcul adaptés au secteur culturel. Explorer un groupe de travail au niveau européen autour de thèmes spécifiques au secteur.
FARO : Sur quoi misez-vous à l’avenir avec Event Change ?
Les gouvernements, diverses organisations culturelles et les lieux d’événements font appel à l’expertise du personnel d’EventChange. Iels les aident (individuellement) à élaborer des plans de développement durable, leur dispensent des formations ou réfléchissent à la situation environnementale du secteur. Il existe un groupe de travail sur l’éco-conception et le numérique responsable avec les musées bruxellois. Il y a donc déjà beaucoup de choses en cours. Quelle est votre ambition pour l’avenir ?
Lilli Brodbeck : Le travail sur la durabilité doit se faire à différents niveaux. Comme nous l’avons déjà dit, nous préconisons une approche holistique, c’est pourquoi des changements structurels sont également nécessaires. Par exemple, l’intégration de plans d’action durables dans les contrats-programmes afin de fournir un cadre qui aligne mieux les différents processus. Il est également nécessaire de développer des procédures d’évaluation communes afin de ne pas avoir à le faire à chaque fois séparément. Il est nécessaire d’élaborer un cadre pour créer des fonctions partagées, telles que celle d’éco-conseiller dans les différentes structures culturelles. Nous essayons également d’encourager un dialogue plus intersectoriel et interministériel à l’avenir, ce qui est nécessaire, par exemple en matière de mobilité et d’accessibilité. De nombreuses institutions culturelles en Wallonie sont peu ou pas accessibles par les transports publics.
Pour comprendre les problèmes du point de vue de chacun, il est important de rencontrer les gens du terrain et de connaître les défis, le potentiel et les difficultés. EventChange peut ainsi jouer un rôle de plaidoyer en faisant des recommandations aux politicien·nes.
L’élaboration d’un processus de durabilité et son suivi sont donc coûteux et demandent beaucoup de temps. Comme dans le secteur, nous sommes également confrontés, en tant qu’organisation, à un manque de personnel, de ressources et de perspectives, ainsi qu’à une instabilité financière. C’est donc un défi de travailler avec une vision de quelques mois ou d’un an au maximum, dans chaque cas en fonction des subventions accordées.
FARO : Quels sont les conseils que vous pouvez encore donner aux travailleurs du patrimoine en Flandre ?
Lili Brodbeck : Du côté wallon, nous avons souvent l’impression que le secteur culturel en Flandre est beaucoup plus avancé en termes de durabilité, que cela fait partie de l’ADN des organisations, mais lorsque nous rencontrons les acteur·rices, nous rencontrons les mêmes difficultés et lorsque nous comparons les décrets et décisions politiques, il devient clair que nous sommes plus ou moins au même niveau.
Par contre, il y a des initiatives au niveau des villes, comme Greentrack, qui sont remarquables et qui peuvent inspirer d’autres villes en Wallonie.
Le dialogue et les échanges entre les deux régions sont enrichissants pour les deux parties. Il est donc tout à fait pertinent de continuer à communiquer sur les actions en faveur du développement durable.
Propos recueillis par Monique Verelst, chargée des musées et de la muséographie chez Faro.