
Vers un numérique durable et partagé dans nos musées
Ce webinaire, organisé par le Palais des Beaux-Arts de Lille le 31 janvier 2025, posait la question de la gestion du numérique, devenue indispensable, dans une optique de transmission, en faisant face aux enjeux énergétiques d’aujourd’hui ?
Pour introduire cette thématique, la première invitée était Bela Loto-Hiffler avec une intervention sur Un numérique plus responsable est-il possible ?
Fondatrice et présidente de Point de M.I.R, dont l’objectif est de rendre visible la matérialité du numérique, elle se définit comme Observatrice attentive de l’ébriété numérique, désespérée dynamique, pour la décroissance numérique.
Elle interroge la question cruciale de savoir s’il est possible de faire toujours plus en faisant du numérique vert ?
Le musée, acteur de conservation du « beau » aurait alors une place à prendre pour réfléchir à sa conservation, dans un monde en accélération, et à interroger les effets délétères de ces nouvelles pratiques. La cohérence des missions muséales est à ce prix.
Elle revient sur la notion de responsabilité en insistant sur le fait qu’il est impropre de parler « d’impact du numérique » ; il faudrait davantage parler de « coût » pour souligner le prix à payer derrière l’emploi de cet outil. Les notions de risques et d’externalités négatives soulignent la violation des droits qui sont invisibilisés. En effet il y a davantage que l’aspect environnemental, parfois mieux connu du grand public ; les questions de l’exploitation des mines et de ses effets sur la destruction de paysages, l’exploitation de ressources abiotiques tel que l’eau – toujours au détriment des populations locales qui vivent dans des conditions d’aridité extrêmes -, ou encore la question des décharges avec des effets catastrophiques sur la pollution du sol, de l’eau, de l’air, et de son coût sanitaire auprès des populations résignées à trier nos déchets pour survivre.
Le Red IT (par opposition au Green IT – numérique vert) a également d’importants coûts sociaux ; des chaînes de travail – géré dans les conditions les plus extrêmes du taylorisme-, au travail -déshumanisé et sous-payé des travailleurs du clic- destiné à alimenter nos plateformes de données -notamment de l’IA-… Bela Loto-Hiffler revient sur le coût humain qui se cache derrière l’exploitation des mines. L’extractivisme de cette réalité minière, avec un minerai qu’elle qualifie « de sang et de conflit », est un enjeu économique considérable qui suscite le financement de conflits armé et la mise en place d’une criminalité systémique dont un des effets est l’emploi du viol comme « arme de destruction massive » dans des pays tels que la RDC (voir : Génération Lumière). Il n’existe pas de mine durable ou responsable.
La question unique du coût climatique et environnemental est donc réductrice. Il faut penser la question des coûts numériques comme une question systémique.
Il est bon de faire du numérique durable mais il est avant tout essentiel de réfléchir sur son bien-fondé et ne plus faire de l’IT as usual.
Bela Lotto-Hiffler nous invite à faire appel à l’IA : l’Intelligence Artistique ; à ralentir, à faire moins ; à sortir de l’idée que résoudre cette question est une question technique. En rappelant qu’il s’agit davantage d’une question philosophique et politique ; Quel numérique peut-on rêver ? Dans quel monde souhaitons-nous vivre et quels futurs souhaitons-nous construire ?
Nous avons ensuite pu entendre Omer Pesquer et Agnès Abastado dans leur intervention sur Le musée, acteur de la sobriété numérique ? qui, face à l’omniprésence du numérique dans les musées, reviennent sur cette question de l’impact caché du numérique au niveau environnemental, notamment en soulignant la présence des serveurs installés massivement sur les territoires américains avec une énergie lourdement carbonée.
Ici aussi, la question de la conciliation entre les exigences d’innovation et le coût du numérique est présente.
Un rappel que le numérique n’est pas « magique » et qu’après l’avoir longtemps considéré comme un outil immatériel et techno solutionniste, nous sommes faces à des externalités négatives très concrètes.
Après l’appel de Bela Loto-Hiffler à « faire moins », Omer Pesquer et Agnès Abastado nous invitent à intégrer d’autres solutions, qui, si elles ne sont pas miraculeuses, permettent néanmoins une amélioration de nos pratiques :
- Former et sensibiliser à travers des fresques du numérique
- Évaluer son empreinte carbone, mais avec des points qui restent contre-intuitifs et avec les limites de ce système ;
- Optimiser son usage face à des programmes qui ralentissent plus rapidement ;
- Prévoir des budgets de maintenance plus importants pour permettre aux outils d’être plus durables dans le temps ;
- Penser LES numériques ; aller voir du côté du low-tech, du slow-tech, du small-tech, mid-tech, retro-tech (voir Regenbox), rebel-tech… et le permacomputing ;
- Suivre des formations en écoconception, en accessibilité ;
- Suivre le Lab numérique des Augures ;
- Cartographier les flux (notamment via Ecoact)
- Penser les politiques d’achat de matériel non pas sur base de la question des coûts mais sur la base des questions d’utilisation, quitte à payer davantage pour de la location.
Et Omer Pesquer de résumer, en rappelant qu’il devrait aussi être question de renoncer à des projets et de communiquer sur nos erreurs. C’est cette communication qui permettra à d’autres d’éviter de les reproduire.
Enfin, d’autres interventions ont mis en avant l’apport des outils de médiation numérique dans l’approche des publics à besoins différenciés.
L’une d’elle ; Pour une médiation numérique partagée, l’accessibilité en question, animée par Cindy Lebat (Docteure en muséologie et chercheuse) et Mathilde Teissier (Chargée de médiation au Musée de la Marine) revenait sur les processus de création d’outils de médiation numérique au Musée de la Marine et sur leur appropriation par des publics atteints d’handicaps.
En revenant sur l’importance pour le visiteur de se sentir invité et parfaitement intégré au sein de l’environnement muséal, elles insistent sur la nécessité d’impliquer les publics dès la conception, avec la mise en place de tests auprès de publics variés ; tant des publics habitués aux dispositifs muséaux, que des publics moins habitués, pour valider l’approche physique des dispositifs, confirmer les fonctionnalités contenues mais aussi trouver la bonne temporalité.
Elles insistent sur la nécessité de créer un contenu numérique qui permette d’optimiser l’expérience du visiteur en situation de handicap, en réfléchissant à quelle est leur pratique pour apporter une réponse adaptée et leur permettre de gagner en autonomie ; L’autonomie comme liberté de choix dans la façon dont la personne se saisit d’un outil ou d’une ressource plutôt que dans la question du « faire seul ».
Le numérique ici se positionne comme un outil permettant de favoriser l’estime de soi en offrant non seulement un accès mais surtout un accès digne grâce à une qualité d’usage équivalente.
Elles nous invitent à anticiper la création de ces médias dans un paysage muséal ou 1/3 seulement des institutions proposent des dispositifs d’accessibilité.
Nous avons ensuite eu une présentation du numérique vu à l’étranger, avec la dernière conférence de la journée ; D’autres perspectives : Le numérique responsable et inclusif vu de l’étranger où nous avons notamment pu écouter l’intervention de Jane Alexander du Cleveland Museum of Art et celui de Leïla Afriat, du Musée McCord Stewart à Montréal.
Leila Afriat nous a présenté l’initiative autochtone Uhu Labo nomade qui permet, à travers la numérisation d’une pièce des collections issues du patrimoine des Premières Nations, de réécrire l’histoire de celui-ci, à travers un travail de numérisation effectué par des jeunes issus de ces communautés, dans un contexte de fracture numérique et de perte d’identité.
Ce travail permet une transmission intergénérationnelle des savoirs autochtones et une réappropriation, tant de leur histoire que du travail réalisé.
Enfin, nous avons évoqué la situation du numérique dans les musées belges et le travail de sensibilisation et de formation réalisé par EventChange. Des groupes de travail organisés en 2024 autour du numérique responsable ont questionné les pratiques de l’écoconception, celles de la communication digitale et de la médiation. Le fil rouge qui est ressorti de ces rencontres a été celui de questionner les usages, les repenser, faire « moins mais mieux » pour gagner en efficacité et alléger son impact environnemental. L’écoconception, qui favorise l’ergonomie des sites internet, permet également de se rapprocher du public. En Belgique, une étude de la Fondation roi Baudouin datée de 2023, révèle que 4 belges sur 10 sont aujourd’hui en situation de vulnérabilité numérique (Vanessa Bebronne – EventChange).
Estielle Vandenweeghe, responsable communication à Centrale for contemporary art de la Ville de Bruxelles a quant à iel expliqué comment sa stratégie avait été adapté ; partant d’une analyse carbone, le choix des réseaux de communication a été repensé, en diminuant également le nombre de publications, tant papier que numérique, mais aussi avec une grande importance accordée à l’inclusion et l’accessibilité. L’ensemble de cette stratégie, repensée pour faire « moins mais mieux » s’avère efficace : le public est présent et la fréquentation de Centrale est en augmentation.
Retrouvez l’ensemble des conférences enregistrées ici :
A lire ou voir, conseillés par les différent·es conférencier·es :
- Corinne Morel Darleux, La dignité du présent
- Sasha Lucciani, AI is dangerous, but not for reasons you might think. (également en français)
- Fanny Lopez & Diguet Cécile, Sous le feu numérique: Spatialités et énergies des data centers, 2023
- Tristan Nitot
- Léa Mosesso, Vivre avec un smartphone obsolète, 2023
- Olivier Hamant, Antidote au culte de la performance, 2023
- Jérôme Denis & David Pontille, Le soin des choses, 2022
- Nicolas Nova, Futurs ? La panne des imaginaires technologiques, 2014
- Alexandre Monnin, Politiser le renoncement, 2023
- Le rapt d’Internet : Manuel de déconstruction des Big Tech, ou comment récupérer les moyens de production numérique, 2025
Un article écrit par Vanessa Bebronne.