Empowork Culture : mutualiser les RH dans la culture

Née sur les bases d’un projet de mémoire, l’ASBL Empowork Culture entend mutualiser des emplois pour, notamment, lutter contre les contrats précaires, favoriser la qualité des emplois et le bien être au travail dans le secteur culturel. Rencontre avec Romain Boonen, pionnier du travail culturel de demain.

C’est en travaillant, notamment comme ingénieur du son, que Romain se heurte au constat de la précarité des emplois dans le secteur musical et plus largement le secteur culturel. Plus grave encore, il réalise alors que cette précarité des métiers est largement admise et tacitement acceptée couverte par cette étiquette du “métier-passion”. Face à ce constat et en creusant ces questions, il identifie le fait que la majorité des structures culturelles manquent de vraies compétences managériales et de compétences en RH : “Quand je dis qu’il y a un manque de compétences, ce n’est pas une attaque envers les organisations, c’est aussi parce que c’est un système qui est conçu comme ça, qu’on a pas eu l’occasion de faire évoluer avec le temps et les organisations se retrouvent prisonnières de ce mode de fonctionnement aussi.”, explique Romain. Les organisations culturelles emploient ainsi beaucoup de personnes sous statut d’indépendants sans pouvoir garantir une véritable stabilité. Un système qui est conçu de la sorte par le fait qu’il a constamment été perpétué.

Déprécariser les structures et les travailleur·euse·s

C’est dans l’optique de pouvoir répondre à une telle problématique que Romain entame un Master en gestion à Solvay Business School (VUB). “C’était vraiment dans l’idée d’apprendre davantage comment les choses sont gérées dans les autres secteurs et comment on peut intégrer ces skills là chez nous.” De là et par le sujet de son mémoire, il s’intéresse donc à la question de la mutualisation. Dans un premier temps et suite à ses discussions avec Alex Stevens (Olakala, Alex Stevens Lab), il se penche sur les questions de mutualisation de matériel dans les festivals de taille réduite et moyenne. “Au départ la question de la mutualisation des ressources humaines n’était pas ce qui m’attirait le plus, mais quand je me suis rendu compte que quand on s’attaque à ce qui représente la source de précarité dans le secteur, on touche à la fois les structures et les travailleur·euse·s. En premier lieu, on s’attaque à la précarité des organisations, car il est difficile pour elles de maintenir une structure d’emploi sur plusieurs années, elles travaillent avec beaucoup de freelances et donc quand quelqu’un part on perd une partie des connaissances de l’organisation et il faut recréer ce savoir. Et ensuite du côté des travailleur·euse·s, qui sont souvent forcé·e·s d’être freelance c’est un facteur précarisant aussi.” 

De cette question naît la réflexion autour de la question de mutualisation des ressources humaines permettant d’offrir des CDI stables aux personnes travaillant dans le secteur mais aussi en stabilisant les organisations. “Si on offre des contrats de longue durée en bonne et due forme aux travailleur·euse·s, ça les pousse à rester plus longtemps dans les organisations et, de facto, les savoirs restent au sein des structures et cela leur permet de se projeter à beaucoup plus long terme. Quand j’ai compris ce double angle d’attaque, je me suis dit qu’il y avait là quelque chose de fort intéressant.”, poursuit Romain.

Adapter le modèle de groupement d’employeurs

En allant voir ailleurs, Romain se rend compte que le modèle existe déjà. Non pas en Belgique dans le secteur culturel, mais dans d’autres secteurs. “Le principe du groupement d’employeurs consiste en une asbl qui a un seul objet social : engager du personnel et le mettre à disposition de ses membres.” Dans ce cas-ci les membres sont les organisations culturelles. Peu répandu en Belgique aujourd’hui, le modèle est notamment appliqué dans la bassin liégeois pour mutualiser des postes de comptables spécialisés pour les écoles par exemple.

Romain Boonen est à l’initiative du projet Empowork Culture.
Crédit photo : Dena Huys.

Dans le cadre de son mémoire, Romain se penche donc sur l’analyse de quatre festivals belges de taille réduite¹ pour identifier les besoins en matière d’emploi et avoir une vue claire des postes à responsabilité des membres de l’équipe. “Beaucoup d’organisations n’ont pas de fiches de postes ou alors les responsabilités ne sont pas clairement définies. Il a donc fallu faire tout ce travail en amont et créer des fiches de postes pour tous ces travailleurs·euse·s dans le cadre du mémoire.” Si la démarche est intéressante c’est un travail qui ne doit pas être fait uniquement pour quatre festivals ayant lieu à la même période de l’année, mais pour une pléthore d’organisations afin de pouvoir donner du travail toute l’année. “Il est plus intéressant d’intégrer des organisations qui sont complémentaires. Ainsi par exemple avec une salle de spectacle qui a une programmation à l’année et des festivals qui ont un pic d’activité pendant l’été par exemple. Le but étant de s’assurer d’avoir des membres et des organisations qui peuvent employer des personnes à l’année.” 

Du mémoire rendu, Romain décide de poursuivre l’aventure avec son asbl Empowork Culture et c’est donc ce même travail de création de fiches de postes que l’asbl s’apprête à recommencer à plus grande échelle aujourd’hui. Si le modèle pensé par Romain et son asbl s’applique à priori très bien au secteur musical, il est évident que la mutualisation est plus intéressante quand elle est intersectorielle. De plus, Romain souhaite créer un système qui soit structurant pour le secteur. “Si on souhaite avoir un maximum d’impact il faut une masse critique et ce n’est pas atteignable en se concentrant uniquement sur le secteur de la musique. C’est pour ça qu’aujourd’hui on lance directement le projet avec l’ambition de travailler dans l’ensemble du secteur culturel.” 

Besoin de mise en place

Le projet qui a germé il y a presque trois ans via un mémoire voit donc le jour aujourd’hui mais va encore demander du temps avant de pouvoir espérer être opérationnel. “Il y a un gros travail de mise en place, je pense d’au moins un an, qui doit être fait avant de pouvoir avoir un groupement d’employeurs effectif pour le secteur.” explique Romain. Il convient en effet de mettre tout le monde à la page, définir la mutualisation, expliquer les coûts au secteur, et bien identifier et cadrer tous les risques possibles. “Par exemple, à partir du moment où on partage des travailleur·euse·s entre organisations, si on ne met pas en place des outils pour estimer convenablement la charge de travail des postes en question, on risque d’avoir des problèmes de temps de travail qui impactent négativement les personnes engagées entre deux structures. Ca fait donc partie de l’ADN du projet, d’une part ce qu’on peut mettre en place pour améliorer les conditions de travail, la qualité de vie au travail, et d’autre part ce qu’on peut faire pour améliorer l’égalité des chances, car quand on regarde les équipes des structures culturelles aujourd’hui, elles sont souvent peu diversifiées. Et on est convaincu qu’en centralisant une partie des emplois culturels on peut mettre ces problématiques au cœur de notre action.” 

Il faut améliorer nos conditions de travail, dégager du temps pour réfléchir aux vraies questions, à nos activités, à nos pratiques, notamment l’impact écologique du secteur.

L’objectif pour Romain est dans un premier temps d’aller le plus loin possible dans la prévision du travail, dans l’estimation de la charge de travail pour les différents postes au sein des organisations. Car si le secteur est peut-être plus enclin à des imprévus et des coups de rushs que d’autres, Romain pense qu’il y a, dans un second temps, plein de choses à mettre en place pour être plus efficaces : “Aujourd’hui on a des conditions de travail pas très roses, une charge mentale très importante, il y a beaucoup de temps passé sur des tâches sur lesquelles l’humain n’a pas énormément de valeur ajoutée. Il faut améliorer nos conditions de travail, dégager du temps pour réfléchir aux vraies questions, à nos activités, à nos pratiques, notamment l’impact écologique du secteur. Il est impossible de se pencher sur ces questions si on est constamment le nez dans le guidon. On va donc automatiser une partie du travail, mettre en place des processus pour gagner du temps et donc mettre ces gains en productivité au service des conditions d’emploi. En mettant en place des outils pour aller plus vite et être plus efficaces on pourra réagir mieux et plus rapidement aux situations d’urgences mais surtout on pourra prévenir une majorité de ces urgences en étant plus systématiques et mieux préparés en amont.” Et cette mutualisation d’emplois pourrait s’appliquer au rôle d’éco-conseiller culturel²: “si on parvient à rassembler suffisamment de missions partielles pour créer des temps pleins à l’année. J’ai tendance à penser que l’IA³ pourra aussi nous aider là- dedans et assister les organisations dans leurs démarches de durabilité, tout en limitant les coûts associés. Ce que j’envisage le plus: une équipe d’éco-conseillers spécialisés dans l’utilisation de l’IA pour servir un plus grand nombre d’organisations culturelles à moindre coût. C’est de plus en plus la direction que prend le projet.” explique Romain.

De par son modèle, Empowork Culture aborde donc différentes problématiques qui peuvent paraître éloignées de prime abord (précarité, diversité, écologie, etc.) mais qui se rejoignent et peuvent être solutionnées grâce à un groupement d’employeurs. Notamment par le fait qu’un tel groupement est une source très pertinente de récolte de données sur le secteur, sur les profils RH de celui-ci mais aussi sur la manière dont fonctionnent les organisations culturelles en Belgique. “Car à ce stade, même si certaines associations font un super travail pour récolter des données, comme Court-Circuit ou Scivias par exemple, on manque cruellement de données et le monde aujourd’hui tourne très fortement grâce aux données. On peut beaucoup plus difficilement défendre des visions d’avenir sans avoir de la data sur laquelle s’appuyer.

Quelle suite concrète?

Si le projet semble à priori cocher toutes les cases pour voir le jour, une étude de faisabilité d’un an, financée par Innoviris, vise à répondre à quatre grandes questions : 

La première consiste à analyser les besoins en emplois de trente organisations culturelles. Quelle organisation à besoin de quelles compétences pour quels postes et à quels moments. De là sera construite une matrice pour pouvoir faire un maillage des postes et avoir une vision plus claire des besoins des organisations. 

La deuxième sera de faire une analyse de l’égalité des chances et de la qualité de vie au travail. Il faut étudier la question et savoir ce qui est fait en Belgique et à l’étranger pour se positionner de manière pertinente sur cette question. 

La troisième question consiste à cartographier les processus administratifs des organisations culturelles. Empowork Culture souhaite comprendre comment l’information circule entre chaque pôle de compétences au sein des différentes organisations culturelles, mieux comprendre les outils qu’ils emploient pour voir comment intégrer des formes d’automatisation.

La dernière question abordée sera celle de la gouvernance de l’asbl Empowork Culture et du modèle économique. Ce qu’il faut mettre en place pour avoir une gouvernance adaptée à ce projet et ce qu’il faut pour être indépendant des subsides. 

Il y aura ensuite d’autres réflexions à éclaircir concernant la question de la taille des structures qui vont intégrer le groupement d’employeurs, la communication entre les très grosses organisations et les petites, et aussi un processus de formation en matière d’efficacité pour les travailleur·euse·s du secteur. Notamment sur comment employer l’IA au niveau RH pour le secteur. Affaire à suivre donc d’une asbl pleine d’ambition avec un projet pertinent pour le secteur culturel qui (trop) souvent fait passer le bien-être au travail au second plan. 

Retrouvez plus d’informations sur Empowork Culture sur leur profil Instagram.


¹ Bluebird, Fifty Lab, Micro Festival et Super Vue

² Notamment détaillé dans cet article

³ Par exemple avec un outil comme ChatGPT